Pratiques et discours du développement durable - Groupe d’approche interdisciplinaire des questions environnementales

> Ressources

CR intervention Alain BELMONT à Grenoble, MSH-Alpes, 17 avril 2007. . « Un havre de paix et de nature ? Approche archéologique du domaine d’une chartreuse alpine, Les Ecouges, 14-18e siècles »

Dernière mise à jour le 20 avril 2007.

Le territoire étudié est une vallée suspendue, située entre 900 et 1400 m d’altitude, d’accès difficile. Au Moyen-âge, quatre « pas » permettaient d’y accéder par des ports. Aujourd’hui, l’accès n’est pas extrêmement facile, il s’effectue par une route de montagne ouverte en 1880. On parvient dans un espace boisé, des buis sur l’un des versants, des forêts de sapins et de hêtres ponctués de clairières sur les autres pentes.

Actuellement, les lieux cristallisent des représentations fondées sur la mystification d’une nature sauvage. Classée « espace naturel sensible », la vallée ne peut être explorée que depuis un seul chemin ouvert aux visiteurs, s’en écarter revenant à risquer la contravention. Des équipes scientifiques sont mandatées afin de rendre compte d’une extraordinaire biodiversité. Les activités pastorales sont maintenues, mais en revanche, ce qui relève de l’exploitation forestière a été interrompu. Pour les tenants de ce type de politique de protection, la vallée des Ecouges représenterait un ultime bastion de la nature à l’état le plus sauvage qui soit, reliquat à l’abri des activités humaines menaçantes.

A. Belmont a décidé d’entamer des recherches archéologiques dans la continuité de ses travaux sur les meules de moulin, puisqu’il présumait l’existence d’une carrière de production dans la vallée. Ayant obtenu difficilement les autorisations nécessaires, il remonte l’histoire de cet espace depuis le Moyen-âge.

Une des premières maisons de chartreux y fut fondée en 1106, de manière très classique, à partir de dons puis d’acquisitions dans la vallée. Les communautés d’habitants furent chassées par des politiques systématiques de vidange. Les bâtiments cartusiens s’implantèrent dans une clairière exposée au sud, au point le plus bas de la vallée. A partir du XIIIe siècle, les chartreux acquirent d’autres possessions en plaine, dans la direction de Tullins, afin de favoriser la transhumance inverse de leurs troupeaux. Aujourd’hui, il ne reste que de rares vestiges témoignant de l’existence de cette chartreuse. En 1422, elle fut abandonnée par l’ordre, à la demande des religieux qui disaient y mourir les uns après les autres, et subir des conditions de vie fort difficiles. Ils se plaignaient notamment des difficultés pour se fournir du bois, ce qui peut paraître étonnant au regard du paysage actuel.

Les XVIe et XVIIe siècles sont assez mal renseignés. Suite au départ des chartreux, le territoire passe au main des évêques de Grenoble, qui le délaissent. Un émissaire envoyé au début du XVIIe siècle rendre compte de l’état de ces terres se trouve en présence d’une vallée « squattée » par des paysans, qui se sont installés là en toute illégalité et ont même construit des fermes. L’évêque réagit par une vidange systématique de ces occupants ; ensuite, la vallée est albergée à des membres de la noblesse parlementaire et de l’ancienne aristocratie. Deux femmes, à la fin du XVIIe siècle, obtiennent la mainmise sur ces terres : Laurence Frère et Marie du Fort, auxquelles succède la famille de Virieu.

L’archéologie vient au secours de l’historien pour reconstituer le destin de la vallée des Ecouges. Tout d’abord, la carrière de meules de moulins : loin d’être seulement locale (on aurait pu penser qu’elle alimente seulement le moulin de la chartreuse), elle se révèle régionale, avec plus de 700 meules extraites, et ce depuis le XIVe siècle. Ce type de production industrielle met en évidence l’implication des religieux dans un commerce avec la plaine, où sont vendues les meules. Ce type d’activité suppose l’existence d’excellentes chaussées pavées, puisque les meules doivent être ménagées pour éviter qu’elles ne se brisent. Elles descendent 1000 mètres de dénivellé sur des traîneaux tirés par des bœufs. Cette production industrielle est à mettre en relation avec les plaintes émises par les chartreux dans des textes du XIIIe siècle. Les solitaires déplorent la circulation intense de voyageurs, qu’ils doivent accueillir dans trois hôtelleries distinctes qui coûtent fort cher à la maison ! Nulle exagération dans ce propos. En effet, la bonne chaussée pavée se trouve être une des routes les plus directes entre Valence / Tullins et le Diois ; ainsi, le site des Ecouges est particulièrement traversé. L’archéologue a pu mettre en évidence des restes de cette chaussée pavée, ainsi que les murs de soutènement des chemins muletiers qui quadrillaient le secteur. Les ruisseaux étaient également franchis par des ponts, témoins d’un aménagement cartusien de l’espace. Autre activité mise à jour par les techniques de l’archéologie : les anciennes charbonnières, dont on peut retrouver les traces (base cylindrique) dans les forêts actuelles. 105 ont actuellement été mises à jour, et les recherches se poursuivent. Soit une charbonnière tous les 30 - 50 mètres, ce qui est proprement considérable et témoigne d’une véritable industrie. En effet, cette vallée a fait l’objet au XVIIe siècle d’un investissement humain et financier considérable. Le charbon de bois produit sur ces versants alimente une fonderie de canons que possèdent dans la plaine deux véritables capitaines d’industrie, Laurence Frère puis sa fille Marie du Fort, à la fin du XVIIe siècle. La chartreuse des Ecouges, appartenant à un ordre spécialisé dans la production métallurgique, avait probablement initié une exploitation industrielle de la vallée, ce qui expliquerait les plaintes du XVe siècle relatives à la disparition du couvert boisé. Au XVIIe siècle, la forêt était jardinée à des fins industrielles, et les charbonnières étaient implantées parcelles par parcelles.

Une importante pollution a résulté de ce type d’activité. En effet, en raison de l’absence d’arbres, tous abattus, les charbonnières ont été lessivées par les eaux de pluie. Le charbon se retrouve dans les horizons des sols dans le lit des torrents, sur plusieurs dizaines de centimètres. Cette pollution a encore des incidences sur la faune : un naturaliste a pu constater qu’une espèce de papillon, présente sur toute la vallée, désertait uniquement le bois du Berger (une étendue de buis). Ce bois du Berger avait justement été totalement rasé au XVIIe siècle. Or, ce genre de papillon met environ trois siècles à se remettre de ce type de stress lié à la disparition de son milieu. L’archéologie commence seulement à s’intéresser aux questions de pollution industrielle ; par exemple, on a pu déterminer l’existence de zones où aucun arbre ne pousse plus autour des anciennes mines de cuivre de Falun, en Suède, exploitées à l’époque moderne [Lenart LINDESTRÖM. The environmental History of the Falun Mine.] Le programme de fouilles archéologiques des Ecouges s’oriente actuellement sur les fermes du XVIe et XVIIe siècles, dont des vestiges ont déjà été mis à jour. L’hypothèse étant que Laurence Frère, dont les activités économiques reposent sur des techniques innovantes, aurait pu également mettre en place une agriculture de pointe dans cette vallée industrielle.

Dans tous les cas, les réalités de la fin du Moyen-âge et de l’époque moderne n’avaient pas grand-chose à voir avec l’identité territoriale construite aujourd’hui autour du mythe d’une nature originelle, sauvage et préservée.

CR fait par Emilie-Anne Pépy

© Ecole normale supérieure Lettres et Sciences humaines
Site réalisé par la Cellule d'édition en ligne cédille.  ]