Pratiques et discours du développement durable - Groupe d’approche interdisciplinaire des questions environnementales

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CR séance 6 : environnement et risques industriels

Dernière mise à jour le 12 mai 2006.

Séance du 11 avril 2006. CR d’Emilie-Anne Pépy

Stéphane Frioux présente l’évolution de la prise en compte des nuisances dans les règlementations urbaines au cours du XIXe siècle. Il s’intéresse d’abord à la naissance des règlementations relatives aux localisations industrielles, avant d’identifier le jeu d’acteurs autour de ce problème des localisations. Enfin, il se pose la question des finalités de la gestion urbaine des risques industriels : y distingue-t-on les prémisses d’un zoning dès le XIXe siècle ?

"Nuisances" = terme plus proche des sources historiques que "risque" ; couvre un éventail allant de la simple incommodité (odeurs) aux risques réels liés aux nouvelles industries du XIXe s.

A.Corbin : article sur les nuisances dans la ville pré-haussmanienne (publié dans Le temps, le désir et l’horreur), remis en cause par travaux + fouillés.

Depuis cet article pionnier, plusieurs thèses. E. Barret Bourgoin, sur les sensibilités / risques industriels. G. Massard Guibaud, table ronde à Clermont sur les risques industriels et la pollution en 2000.

HDR de G. Massard Guibaud sur pollution industrielle XIXe s

publication d’un ouvrage par des chercheurs du CNAM en 2004 : Guillerme, Lefort, Jigaudon, Dangereux, insalubres, incommodes, paysages industriels en banlieue parisienne, XIX-XXe s

1. Naissance des règlementations relatives aux industries

Au tournant des XVIII-XIXe s, la rupture politique de la Révolution française se répercute sur la gestion urbaine des risques. Sous l’Ancien Régime, il y avait déjà des plaintes des habitants relativement aux nuisances éprouvées. Les pouvoirs publics furent amenés à intervenir pour protéger la santé publique. Ainsi naquirent les premières règlementations générales, qu’édictaient un intendant pour une province entière. La seule solution proposée pour gérer les nuisances urbaines résidait dans l’éloignement des industries concernées. A la Révolution, l’encadrement corporatif du monde de l’industrie fut supprimé. Néanmoins, on rétablit très rapidement les règlementations quant aux nuisances. Jusqu’en 1860, l’éloignement demeure la seule solution, alors que les villes sont encore enfouies sous les matières organiques putrides, et que la médecine est alors très sensible aux miasmes et au danger sanitaire qu’ils représentent.

Au début du XIXe siècle, c’est une logique d’arbitrage entre différents propriétaires : les propriétaires d’industries et les propriétaires des terrains, qui prévaut dans les règlementations publiques. Il faut retenir l’importance du décret impérial de 1810, qui rend obligatoire la procédure d’enquête publique commodo et incommodo. Celle-ci existait déjà au XVIIIe siècle, sans être systématique. Le XIXe siècle voit naître les prémisses d’une recherche scientifique quant aux risques potentiels des industries chimiques. En effet, depuis la fin du XVIIIe siècle, les progrès de la chimie (acide sulfurique découvert en 1746, pouvoirs décolorants du chlore en 1785) entraînent la diffusion de ce type d’industrie, surtout en banlieue parisienne, sous l’impulsion d’un groupe de chimistes associés à des entrepreneurs. Parmi eux, Chaptal se distingue par ses procédures d’enquête visant à réduire les conflits entre entrepreneurs et propriétaires, en montrant une bonne fois pour toute que les nouvelles industries chimiques ne sont pas dangereuses et que seules le sont les industries d’ancien type.

Le décret de 1810 était-il hygiéniste ? Il s’agissait plutôt de protéger les intérêts des industriels et des chimistes comme Chaptal qui veulent échapper aux plaintes des propriétaires voisins.

Progressivement, est mise en place d’une nomenclature des établissements dangereux et insalubres, remise à jour pendant tout le XIXe siècle. Il y a 3 catégories. Les établissements de 1ère classe, les plus dangereux, doivent être « éloignés des habitations ».

2. Jeu d’acteurs autour de la localisation des industries

Le décret de 1810 ouvre la porte au débat public quant aux enquêtes publiques de commodo et incommodo, ce qui n’était pas son intention première... Les historiens disposent des sources précieuses que sont les plaintes des habitants, « empêcheurs de polluer en rond ». Pétitions collectives, lettres, requêtes auprès du commissaire enquêteur de la mairie montrent que plusieurs types de nuisances sont signalées. Pour ce qui est des odeurs, si l’on suit N. Elias, une sensibilité accrue serait le fait des élites, alors que les classes populaires demeurent moins sensibles. Quant au bruit qui n’était pas un critère d’incommodité ou de danger dans les règlements officiels, les citadins contribuent à l’y faire figurer.

Pour ce qui est de la localisation des plaintes, on peut s’intéresser à un exemple précis : Limoges, caractérisée par ses industries de porcelaine, mais aussi par ses boucheries et autres industries ayant recours à des produits d’origine animale. Dans le centre ancien : les boucheries et dépôts de peaux et cuirs sont jugés très insalubres. Nouveaux quartiers du XIXe s : on refuse d’implanter un clos d’équarrissage à seulement 1500 m de la promenade bourgeoise, ou encore un dépôt de matières fécales dans un es nouveaux faubourgs. En 1849 : toutes les tanneries sont expulsées de la ville de Limoges. Les citadins veillent à ce qu’elles n’y reviennent pas en fraude.

Les industriels ne sont pas toujours honnêtes ; certains, comme Michelin à Clermont, font du chantage à l’emploi : cette entreprise obtient un emplacement en pleine ville. D’ailleurs, des contre pétitions peuvent être organisées par les industriels, voire par les ouvriers qui veulent conserver leurs emplois.

Des commissaires enquêteurs et des médecins et membres du conseil d’hygiène interviennent au niveau de la réglementation et de l’urbanisme. Un problème demeure quant à l’efficacité de l’expertise. Il s’agit de faire coïncider propriété citadine, industrie et santé publique. D’après A. Corbin pour la région parisienne, les affaires sont plutôt tranchées en faveur des industriels. D’autres spécialistes préfèrent nuancer, notamment pour les villes de province. Ainsi, à Lyon et dans le Nord, les médecins sont liés aux milieux bourgeois et prennent position en faveur des industriels. Au contraire, en Moselle, ce sont les chimistes qui dès 1843 inventent des procédés pour mesurer la pollution de l’air et s’engagent dans le combat contre les nuisances.

3. Une gestion de l’espace urbain : prémisses d’un zoning des risques industriels au XIXe s ?

Ce ne sont pas les maires, mais les préfets qui prennent les décisions de localisation des entreprises. La position des maires reste ambiguë, puisqu’ils peuvent prendre des arrêtés de police (rejets dans les rivières etc.). Les maires sont sans doute plus proches des positions des citadins. Plus on avance dans le siècle, plus les maires revendiquent un pouvoir de régulation de l’industrialisation des villes. A la fin du XIXe siècle s’opère un glissement vers un discours de planning urbain, à partir du décret de 1810. Dès qu’apparaît un projet de nouveau quartier, on donne un avis négatif aux industriels voulant s’y implanter.

Deux visions s’affrontent : · Regroupement des industries polluantes (zoning industriel, ce qui signifie que des quartiers sacrifiés pour l’industrie, ce que l’on retrouve au début du XXe siècle, par exemple à Lyon on projette de regrouper à Gerland un incinérateur, les abattoirs, l’équarrissage et les écoulements des eaux d’égoûts et vidange des fosses d’aisance à Gerland)

· Répartition des nuisances entre tous les quartiers.

Ce qui se produit, c’est un éloignement progressif des industries polluantes. En 1860, à Charpennes, les propriétaires demandent l’éloignement des industries polluantes à Gerland, en 1880 ceux de Gerland demandent une translation des leurs vers Saint Fons... A Limoges, on constate l’émergence d’un principe de précaution, visant davantage à ménager une certaine qualité de vie des habitants que leur santé stricto sensu.

Devant la multiplication des infractions, on s’interroge sur le bien fondé d’un remaniement du décret de 1810. Les citadins jouent un très grand rôle en demandant la protection des particuliers par l’Etat. Ils ont détourné le but premier du décret de 1810. Les médecins se sont impliqués dans les enquêtes portant sur industrie et santé publique.

Emmanuel Martinais prolonge la réflexion sur les risques industriels en proposant une étude de cas pour le XXe siècle : le sud de l’agglomération lyonnaise (« couloir de la chimie »).

Il se place dans une approche constructiviste du risque : il y a autant de risques et de relations au danger que d‘individus pour le penser et réfléchir à comment s’en prémunir. Le risque se définit comme un état du monde possible (catastrophe par exemple). Il engendre représentations et actions. Il s’apparente à une forme sociale : il est la projection d’un évènement non encore avenu, et le produit d’une forme sociale. Le risque ne peut donc dans ce cadre être envisagé comme un fait de nature ou un état de la technologie.

Dans cette optique, pour examiner le risque industriel : ce n’est pas l’aspect qualitatif et quantitatif qui compte (mesurer les rejets, les niveaux d’atteinte d’une population) mais comment les riverains se saisissent de la question pour la mettre en forme dans une réflexion correctrice ou préventive. La « fabrique du risque » est un processus social de construction du risque comme problème collectif.

Pour une approche historique, il faut prendre garde au sympôme « plus on avance dans le temps, plus il y a de risques, plus il y a d’approche sécuritaire ». La culture du risque existe depuis des centaines d’années dans certaines sociétés (cf. les travaux du LARHRA Grenoble sur la culture du risque dans les sociétés de montagne.)

A partir de l’exemple du couloir de la chimie, on se rend compte que l’histoire n’est pas linéaire et que la fabrique du risque fonctionne très différemment en fonction des époques. Cinq grandes périodes peuvent ainsi être distinguées.

Dernier quart du XIXe s : la délocalisation d’industries chimiques loin du centre lyonnais On assiste à l’éviction d’un certain nombre d’entreprises, manufactures, ateliers chimiques... du centre ville de Lyon. Ils s’installent le long du Paris Lyon Marseille, au sud de Lyon, sur la future commune de Saint Fons. Des établissements qui faabriquaient de l’acide sulfurique à Perrache sont les premiers à déménager, et d’autres viennent s’implanter dans ce bassin. Ce sont alors les prémisses d’une urbanisation du hameau de Saint Fons, qui n’était jusqu’alors qu’un relais de poste. Interviennent les « usiniers séparatistes » qui réclament une séparation administrative du hameau de Saint Fons, géré par Vénissieux. Ils obtiennent gain de cause. En conséquence, ce sont des industriels qui composent le conseil municipal de la nouvelle commune et qui vont détenir tous les pouvoirs pendant 15 ans. La dimension de risque apparaît régulièrement dans les délibérations du Conseil Municipal, et dans les planifications d’extensions. Mais il demeure un problème industrialo-industriel, la question n’étant pas perçue comme une question de santé publique, mais comme une source de conflits de voisinage entre entrepreneurs. En conséquence, on préconise un isolement des usines le long du Rhône, loin des habitations, ce qui est facile à mener puisqu’il y a de la place.

1900-années 20 : la nuisance comme problème de santé publique C’est un nouveau contexte qui se met en place, avec d’abord un changement de municipalité ; les inustriels sont évincés au profit de socialistes en phase avec préoccupations des ouvriers (1 ou 2 médecins dans le Conseil Municipal). En même temps s’accélère l’industrialisation : désormais, des ateliers jouxtent les habitations, ce qui suscite les premières plaintes des riverains. On assiste à une montée en puissance du conseil d’hygiène, qui pour la première fois est composé de médecins, avec un chimiste (Morel) qui joue un rôle majeur, puisqu’il est capable de prévoir les effets des produits sur la santé des gens. Apparaissent de nouveaux acteurs : on sort du milieu industrialo-industriel. En plus des riverains, on peut compter sur les élus pour relayer leurs préoccupations et préconiser un éloignement des installations, voire refuser certaines usines. Les inspecteurs des établissements placés, membres du conseil d’hygiène porté par Morel et par les médecins, font preuve d’une rigueur inédite jusqu’alors. Les industries sont localisées sur la partie basse de la commune, et les habitations en hauteur, hors de portée des fumées et autres nuisances.

Dans l’Entre-deux-guerres s’opère un réétalonnage des priorités, et un déni de la nuisance comme problème de santé publique. Le bassin de Saint-Fons a opéré avec succès la reconversion de la production de guerre en productions d’usage civil. On passe d’un mode de production artisanal à un mode de production réellement industriel (Saint Gobains, Rhône Poulenc etc.) La loi de 1917 réforme la réglementation en vigueur, notamment les services d’inspection des établissements classés. On pourrait penser qu’il s’agit d’un meilleur contrôle de ces établissements. Mais, suite à une fausse manœuvre, ce sont les inspecteurs du travail qui sont nommés responsables de ce contrôle. Ils se concentrent sur la législation sociale et sur les rapports entre employeurs et employés, et pas vraiment sur les enjeux de santé publique. S’opère alors une reconfiguration du collectif d’acteurs, qui se réduit au triptyque « riverains, élus du Conseil Municipal et industriels ». Les riverains continuent à se plaindre, les élus sont toujours dans le rôle de porte-paroles, mais ne bénéficient plus de l’appui du conseil d’hygiène et des inspecteurs face aux industriels. Les revendications n’aboutissent plus. A cette situation se rajoute une politique de zoning industriel, avec la concentration des productions industrielles : Saint Fons est choisie comme la commune des industries chimiques. Dans les années 30, en conséquence de la crise économique, la municipalité entre dans la dépendance des industriels, qui assurent les dépenses publiques.

Des Trente Glorieuses jusqu’au début des années 70, l’industrie d’abord. L’inspection des établissements classés est toujours une annexe de l’inspection du travail. En période de forte croissance économique, des transformations significatives affectent le couloir de la chimie. On constate le passage de la chimie à la pétrochimie, l’implantation de la raffinerie de Feyzin, de la centrale de Pierre Bénite, de l’autoroute enfin. La notion de « risque, nuisance, danger » n’est jamais évoquée dans le processus de construction de la raffinerie qui bouleverse pourtant le paysage. Elus locaux et population ont du mal à ériger les nuisances en problème collectif, disparition des plaintes. En effet, le contexte est particulier, et favorable à ce que tout le monde ferme les yeux sur les problèmes de risques industriels. Les bénéfices matériels et la richesse engendrée par la chimie (y compris la richesse symbolique, « chimie = progrès ») compensent les problèmes de santé publique. De plus, les ouvriers sont les habitants de Saint Fons, donc dépendants par rapport aux grands groupes. Paradoxalement, c’est à cette époque que la chimie est la plus dangereuse et la plus polluante, fumées multicolores, brouillard permanent, fabrication de très gros volumes de produits. La catastrophe de Feyzin est un accident d’un nouveau genre à l’époque.

Milieu des années 70 à nos jours : réapparition du risque Les problèmes liés au risque émergent de nouveau, mais davantage en lien avec l’environnement. Les mouvements écologistes et consuméristes imprègnent la vie syndicale, « , et diffusent leurs attentes (sécurité des travailleurs, cadres de vie ») dans les autorités municipales, qui réinvestissent les demandes d’implantation industrielles. Des rencontres sont organisées sur ces thématiques entre population et municipalité. On assiste à la mise en place d’instances informelles : industriels, représentants municipaux, habitants. Au niveau des entreprises et grands groupes de la chimie et du pétrole, se joue une mutation interne. Tranformation de la structure capitalistique, financiarisation : la direction cesse de dépendre d’ingénieurs ou de polytechniciens, pour passer dans les mains des financiers. Pour ceux-ci, il est plus rentable de produire propre et sûr, même si on ne passe pas du jour au lendemain au tout sécuritaire. On crée des services de sécurités, des dispositifs d’alerte, on forme davantage les personnels... On constate une montée en puissance des services de contrôle des établissements classés suite à la loi de 1976, et le transfert des compétences de l’inspection du travail aux ingénieurs du Corps des Mines.

C’est à ce moment là qu’intervient une vaste campagne de régularisation administrative des entreprises, avec la mise à niveau de la sécurité des installations (énorme investissement financier). Les industriels produisent des études de danger, des nouveaux dispositifs de prévention, des plans de secours etc.

Actuellement, s’opère une complexification progressive de la situation économique : réduction drastique de personnel, passage de 10 000 employés à 3 000 actuellement, problèmes sociaux de « banlieuisation ». Aujourd’hui, les élus locaux éprouvent de grosses difficultés à arbitrer les impératifs de protection et les impératifs de développement.

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