Pratiques et discours du développement durable - Groupe d’approche interdisciplinaire des questions environnementales

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CR de la séance du 5 février 2007

Dernière mise à jour le 5 mars 2007.

Cette séance a permis de réunir en table ronde des géographes qui ont travaillé sur des terrains étrangers. Leur dénominateur commun est de s’interroger sur le pouvoir des discours autour du développement durable. Effet de mode ou moteur effectif des actions locales, et « effet performatif » ? Trois types de terrains ont été retenus, trois situations socio-économiques : pays du Sud, pays du Nord de l’Europe, pays de l’Est en voie d’intégration à l’UE.

Julie Le Gall. Le développement durable dans les discours des projets de développement ; trois exemples de pays du Sud.

Julie Le Gall a présenté une réflexion tirée de ses terrains de recherche, afin de voir comment les sociétés étudiée réagissent par rapport aux discours des projets de développement ? Dans les textes de ces projets (Banque mondiale etc.) le « développement durable » est quasiment un topos depuis les années 1990. En géographie du développement, on étudie les pays du Sud en tant que terrains d’expérimentation de projets de développement. Pour répondre à la question « à quoi reconnaît-on un projet de développement durable ? », Julie Le Gall propose une méthode à partir de trois cas pour lesquels elle a proposé des études d’impact de développement pour des ONG : au Bénin, un projet de développement qui s’est organisé autour de la production d’ananas séchés par des petits producteurs ; en Equateur, un projet de culture de brocolis ; enfin, un groupement de petits producteurs autour de Buenos Aires. Tous ces projets de développement ont pour objectif de soutenir une « agriculture paysanne », peu capitalisée, marginalisée jusqu’à présent dans l’économie mondiale. Suite à l’échec relatif des modèles de développement « par le haut » impulsé par les politiques mondiales entre les années 1960 et 1980, les ONG ont soutenu des projets de développement « par le bas » dont le maître mot est la participation des acteurs, qui sont ainsi responsabilisés par rapport à la gestion des ressources. Le terme de développement durable s’est très vite imposé pour remplacer celui d’ « éco-développement ». Ces projets se font à une échelle très réduite, et reposent sur la coordination entre les cellules familiales, les acteurs locaux et les ONG. Tout doit être en adéquation avec la ligne de conduite des bailleurs de fond, et le mot « durable » est conjugué sur tous les modes. Une étude d’impact a pour objectif de mesurer en quoi les projets de développement influent sur les populations. Julie Le Gall présente la méthode qu’elle a élaborée : dans chaque catégorie (l’économique, le social, l’environnemental) elle détermine des critères objectifs. [Exemple pour le social : santé, hygiène, éducation, place de rôle du travail en groupe ? Transparence de l’organisation ? Volonté des habitants de rester dans l’organisation, ou de partir ?] Les critères peuvent varier en fonction du degré de développement du pays concerné. Cependant, ils ne suffisent pas. Il faut y introduire des critères non quantifiables, subjectifs, et qui ne peuvent être pris en compte qu’en partageant la vie des populations participant aux projets. Une heure d’enquête ne suffit pas à mesurer la très abstraite « création de développement ». La dimension d’auto-estime des personnes est particulièrement importante, c’est par ce biais qu’elles s’inscrivent pleinement dans un territoire. Les projets permettent aux producteurs d’avoir des revenus stables, mais pas forcément supérieurs à ceux qu’ils obtiendraient dans d’autres projets. De plus, le « commerce équitable » n’empêche pas la corruption. Des résultats qui incitent à la patience et à la modestie, il est difficile de tout changer sur un laps de temps de 5 ans. Comment le terme « développement durable » est-il perçu sur le terrain, par ceux qui participent aux projets ? Julie Le Gall montre que parmi les personnes impliquées dans les projets, seules celles qui ont reçu des formations se sont approprié le terme de développement durable. Pour les autres, il s’agit avant tout d’assurer un revenu vital. Mais on peut implicitement « faire du développement durable », comme les petits producteurs de brocolis équatoriens, qui se sont toujours plus soucié de leur environnement que les gros producteurs, et qui préfèrent ne plus consommer leurs propres produits depuis que l’engrais a été introduit dans les techniques culturales par un projet de développement (ils les jugent désormais sans goût). Donc finalement le terme de développement durable est surtout un effet de mode dans les discours, alors qu’on peut seulement raisonner en termes d’impacts sur les territoires. On a tendance à plaquer un concept exogène sur des réalités autres ; les producteurs n’utilisent pas ce terme, et pourtant ils peuvent faire de l’environnemental, en sachant très bien, par exemple, que des terres inondées d’engrais seront très vite stérilisées.

Camille Hochedez. Le bonheur est dans le panier. Développement durable et agriculture bio en Suède.

Au contraire, l’exemple d’un pays du Nord, la Suède, présenté par Camille Hochedez, montre comment le concept de développement durable peut être la clef d’un réel développement local. Territoire au nord de Stockholm (Roslagen). L’exemple proposé concerne une coopérative de 21 producteurs locaux de légumes qui font de l’abonnement à domicile pour le panier du consommateur. On rajoute au tryptique « économique, social, environnemental » la notion de « local » : les ruraux suédois sont considérés comme des acteurs à part entière, qui choisissent leur mode de développement. Le bio est au cœur d’une mutation agricole très nette en Europe du Nord ; ce mode de culture est considéré comme viable économiquement et durable puisque pas qu’il n’emploie pas d’engrais de synthèse. En Suède, 14% des terres arables sont cultivées en bio, soit 6% des exploitations (4% pour l’UE). Les objectifs nationaux fixent à 20% les terres cultivées bio d’ci 2010. A partir de là, se structurent des réseaux de commercialisation. Le système des paniers bio est surtout destiné aux urbains. Le marché est dominé par des entreprises privées qui se chargent de l’intermédiaire entre l’agriculteur et le consommateur en se réservant de grosses marges, d’où la difficulté pour les réseaux alternatifs de trouver leur place sur le marché. Le réseau étudié se déploie sur le territoire de 4 communes. Miel, pain, fruits et légumes... toute la chaîne de production, transformation et commercialisation est maîtrisée par l’organisation, qui anime des marchés locaux, même si 70% des producteurs font aussi de la vente à la ferme. Chaque parcelle fonctionne comme un écosystème : engrais naturel, production de légumes de saison exclusivement, emballés dans des caisses en bois fabriquées sur place par l’un des membres du réseau propriétaire d’une pièce de forêt. Le lien avec le consommateur est fondé sur la confiance : chaque produit est certifié de qualité, et une petite fiche renseigne le client sur ses caractéristiques. Est-on en présence d’un modèle de développement durable rural ?

Durabilité écologique : pas d’engrais chimique donc limitation pollution eau et sols, moins de pollution liée au transport. Maintien d’une identité territoriale (archipélagique, entre mer et forêt), avec une agriculture ouverte. La forêt qui progresse est considérée comme une menace.
Durabilité économique : maintien d’une agriculture de qualité, les producteurs bénéficient de la suppression des intermédiaires. Donc des petites entreprises extensives peuvent être très viables.
Durabilité sociale : liens sociaux plus étroits entre les agriculteurs du réseau, qui ne produisent pas la même chose (prêt de matériel, mise en réseau des expériences). Les liens sociaux très important dans la Suède rurale, où il n’y a pas de regain démographique comme en France ; la densité moyenne tourne autour de 15 à 25 habitants / km². Les réformes agraires du XVIIe s ont regroupé les parcelles et éloigné les fermes les unes des autres...

Cependant, ce modèle de développement durable demeure incomplet : c’est un projet coopératif, qui part des idées des ruraux eux-mêmes. Mais l’implication n’est pas la même en fonction des producteurs. De plus les consommateurs sont peu impliqués, sauf lorsqu’ils viennent chercher leur caisse de légumes. La clientèle est composée de « bobos » argentés de Stockholm. Le réseau pas toujours bien structuré sur le plan administratif. Enfin, l’agriculture pourrait être complétée par un apport touristique (gîtes ruraux, tourisme à la ferme) très peu développé en Suède. Actuellement, un projet de label est mis en œuvre pour donner une image de marque au territoire via les aliments (ce qui n’est pas courant en Suède où il n’y a que 2 AOC pour 115 en France). L’objectif est de créer un cercle vertueux du développement autour d’une économie de la qualité. Cet exemple montre le gros potentiel des pays d’Europe du Nord. Les changements de manière de s’alimenter et de cuisiner peuvent vraiment jouer sur les réseaux de commercialisation, le problème demeurant le coût élevé des produits qui limite la démocratisation.

Yann Calbérac.

Yann Calbérac propose également de voir l’impact du discours du développement durable sur une politique locale. La question qu’il se pose concerne le transfert des modèles, ce discours de développement durable mis en place au niveau de l’UE, récupéré par les forestiers roumains. Ils ne l’avaient pas attendu pour agir dans le domaine environnemental, mais ils sont sortis renforcés de cette confrontation des modèles. C’est en travaillant d’abord sur des questions de géographie rurale classique que Yann Calbérac a rencontré le problème des forêts roumaines. En 2002, le développement durable est partout dans les discours, autour des grandes opérations de développement lancées en Roumanie, notamment pour rendre les forêts aux propriétaires au nom du développement durable. Les forestiers au contraire, au nom du même développement durable refusent de céder les terres. Deux processus se distiguent sur fond de crise : retrocession foncière, et gestion durable des forêts. La gestion et l’exploitation des forêts roumaines sont très anciennes, elles tiennent une grande place dans l’imaginaire roumain, la forêt a « accouché du peuple roumain ». La Bukovine est un haut lieu culturel et religieux autour de monastères. La forêt était utilisée de façon traditionnelle par les communautés rurales, et jouait un rôle important dans le dispositif frontalier, région de confins entre l’Empire ottoman, l’Empire russe et l’Autriche-Hongrie (Transylvanie hongroise). Après l’invasion autrichienne de 1776, un système performant d’exploitation est mise en place, la forêt devient une ressource pour le reste de l’Empire, et plus seulement pour les populations locales. Elle est exploitée sur les modèles de sylviculture allemand (unicité du peuplement autour de l’épicea, peuplements équiennes), pour atteindre des objectifs de production industrielle. Les structures foncières sont bouleversées, les forêts retirées aux monastères, qui en étaient propriétaires. Le régime communiste a repris exactement les mêmes structures que l’administration austro-hongroise. Les problèmes écologiques restent les mêmes : la peuplement équienne tombe très facilement dès qu’il y a une tempête, sont victimes d’insectes etc. Après la chute du communisme, les forestiers constatent les problèmes liés à la gestion passée : un bilan négatif sur le plan environnemental, même s’il était viable économiquement. Ce corps de fonctionnaires s’inquiète d’un phénomène récent : l’apparition d’un maillage de petites exploitations lors de la décollectivisation, qui vaut aussi pour les forêts. Tous ceux qui prouvent leur ancienne propriété récupèrent 1ha de forêts (2000-2002). Ils ont le droit de commercialiser 3m3 de bois seulement ! La plupart s’empresse pourtant de couper l’intégralité des arbres sur leurs parcelles, nocturnément, pour vendre le bois en Ukraine. Toutefois, cet impact demeure limité. Ce sont surtout les communes qui ont tiré leur épingle du jeu. Sur 365 000 ha, 3,5% sont rétrocédées en 2000, 10 % en 2002. 90 % des destinataires sont les communes. Ce qui ne change rien à l’exploitation, toujours confiée au corps de forestiers. La décollectivisation s’est opérée sans changement de structures. Les forestiers pensent que la rétrocession est nuisible au développement durable (qui repose sur le principe de la futaie jardinée et du pouvoir central). Pour eux, les propriétaires privés n’ont ni culture ni formation pour y réfléchir. Le développement durable repose sur la volonté politique des forestiers ; ils partent de l’idée qu’il faut encourager le développement tout court. Si les gens avaient d’autres sources de revenus ils éviteraient de couper à tout va.

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